Le roman courtois est né en France au milieu du XIIè siècle, exerçant une influence considérable sur toute l'Europe et, ce, bien au delà du Moyen Age. Le mot roman, après avoir désigné la langue vulgaire (ou romane) par opposition à la langue savante qu'est le latin, s'applique à cette époque à tout écrit composé dans cette langue, dite aussi vernaculaire. Le mot courtois, quant à lui, répond à un idéal social et moral que l'on rencontre justement à la cour, ce qu'indique d'ailleurs l'étymologie même du mot, issu de cort (du latin cohortem).
Ce genre narratif regroupe en son sein divers types : le roman antique, le roman d'aventures, le roman byzantin ou encore le roman breton. Ce dernier, centré autour de la figure mythique du roi Arthur, se rattache à ce que l'on nomme "matière de Bretagne", genre romanesque que Chrétien de Troyes exploite très largement entre 1160 et 1180. La versification du roman courtois s'adapte, elle aussi, à ce genre nouveau. Le poète fait ainsi rimer deux à deux des vers octosyllabiques, au rythme plus allègre que les laisses, assonancées de décasyllabes, des Chansons de Geste.
"Flore, Ribaude" Livre des clères et nobles femmes de Boccace, illustration du XIVe siècle. |
Son inspiration, Chrétien de Troyes, la puise dans les légendes antiques et bretonnes et ses aventures se déroulent principalement à la cour du roi Arthur. Pourtant il n'est pas rare de voir évoluer des personnages qui appartiennent à la société française de l'époque. Car en effet, il ne faut pas oublier qu'au Moyen Age, notion d'originalité et création ex nihilo ("à partir de rien") sont souvent des défauts, voire des freins dans l'élaboration d'une oeuvre littéraire. Bien que fondés sur des récits légendaires et fabuleux, les romans courtois n'en demeurent pas moins historiques. Cette intrusion du présent dans le passé permet justement d'en renforcer la véracité. Il n'est pas rare que l'auteur précise qu'il parlera sans farder le moins du monde la vérité : "ou ge ne mantirai de mot".
L'auteur ne peut donc "inventer", ni se détourner d'un schéma classique - attendu et imposé - sous peine d'être soupçonné d'avoir menti. Le mensonge, dans ces conditions, est inconcevable, surtout lorsqu'il s'agit d'offrir au public la vision d'un monde harmonieux.
Souhaitant donner à lire une oeuvre admirable à jamais, le poète se tourne alors vers un certain modèle, en partie hérité de l'enseignement scolaire et des auteurs anciens. Ces Préceptes d'Ecole, exposés dans de nombreux Arts poétiques, Chrétien de Troyes s'en inspire très nettement. Ovide connaît alors au XIIè siècle un grand succès: monologues, descriptions et portraits que l'on rencontre chez Chrétien de Troyes portent en eux l'esprit et le style de l'auteur de l'Art d'aimer.
Dans la "fiction" romanesque, subtil mélange d'influence antique et bretonne, la figure d'Iseult la blonde hante nombre de portraits féminins, devenant ainsi le personnage à sublimer :
Erec et Enide, (v.424-426)
Le portrait, essentiellement symbolique, doit répondre à plusieurs critères. En effet, l'héroïne est toujours décrite suivant un ordre immuable qui se fait toujours du haut vers le bas, en partant de la chevelure.
Le poète décrit d'abord les cheveux "de fin or [d'or fin], sor [brillant] et luisant" ; le front "clerc, haut, blanc et plain [lisse]" ; les sourcils "bien fais et large entrueil [bien dessinés et espacés comme il convient]" ; les yeux "vair [brillant, vif], riant, cler et fendu [bien dessiné]" ; le nez "droit et estendu [fin]"... Les oreilles qui rappellent sans doute celles du roi Marc et sa disgrâce physique sont un sujet tabou. On se souviendra des paroles du nain Froncin : "le roi Marc a des oreilles de cheval" (cf. Tristan de Béroul).
L'évocation du corps vient parachever ce tableau qui donne à voir la disposition harmonieuse des traits :
jeune fille près de la fontaine Heures de Pierre de Laval, XVe siècle. |
(Erec et Enide, v. 1483-1485)
On le voit bien l'évocation du corps est savamment dosée :
Erec et Enide, (v. 406-410)
Car le portrait de la gente dame doit s'attarder sur son visage, il doit en effet débuter par la "lumineuse" chevelure pour décrire minutieusement, trait par trait, le front, les yeux, le nez, la bouche et le menton.
Toutes les héroïnes obéissent à ce stéréotype : Nicolette (blonde elle aussi) ressemble à Enide, double magnifié d'Iseult.
Aucassin et Nicolete
A l'inverse, le portrait de la fée, personnage merveilleux par excellence, débute par le corps afin d'en révéler toute la sensualité :
Marie de France, Lai de Lanval, (565-576).
Dans l'extrait qui suit, où il est question de Blanchefleur, si le poète s'écarte quelque peu de la rhétorique, il n'en demeure pas moins un exemple dans lequel on trouve toutes les composantes d'une beauté canonique :
Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval
ou Le Conte du Graal, (v.1811 à 1825).
compagne de sainte Marguerite d'Orient à Loches Livre d'Heures d'Etienne Chevalier, exécuté par Jean Fouquet au XVe siècle. |
Outre l'évocation du corps, qui n'est pas systématique, cette description du personnage féminin vaut pour toutes les héroïnes romanesques. Le lecteur moderne sera sans doute quelque peu déçu, trouvant des femmes sorties d'un même moule, à l'expression figée. Ainsi le portrait d'Enide rappelle celui, précédemment énoncé, de Blanchefleur :
Chrétien de Troyes,
Erec et Enide, (v.424-436).
On le voit, la perfection de la dame ne peut transparaître qu'à grands renforts d'adjectifs obligés, cités plus haut, destinés à faire ressortir l'élément essentiel : l'éclat du teint.
(Cligès, vers 2728-2733.)
La "blanchor" du teint doit trancher avec la couleur "vermeille" des joues et des lèvres (charnues et rouges comme des cerises).
Les adjectifs : sor, luisan, cler, blan, riant, vair, anluminee et clarté se regroupent dans un même champ sémantique, celui de la lumière. Ces jeux de lumières, qui complètent le portrait, soulignent que l'héroïne doit avoir un visage radieux, signe même de sa beauté et de son noble lignage. En effet au Moyen Age, et jusqu'au début du XXè siècle, le visage hâlé est un signe de vilainie. Une femme de qualité se doit de ne pas exposer son visage aux rayons du soleil.
Dans les romans arthuriens, la beauté physique - signe extérieur de perfection humaine - est la toute première des qualités de l'héroïsme courtois et merveilleux. C'est elle qui conditionne toutes les autres qualités - morales, cette fois-ci - : honneur, sagesse, prouesse, courtoisie ou encore noblesse. Ce n'est donc pas un hasard si Chrétien affirme dans la bouche d'Enide que :
(v.968).
Ainsi l'on peut penser que Lunete est brunete parcequ'elle n'est qu'un personnage féminin secondaire.
Ces qualités n'apparaîtront que chez un personnage que Dame Nature aura distingué. Cette déesse païenne est en fait un topos emprunté à la poésie médio-latine. Par effet de syncrétisme, elle est censée faire oeuvre divine, parant l'héroïne d'une perfection quasi surnaturelle comme l'expose le poète dans Erec et Enide :
Ele meïsmes s'an estoit
[ Car elle s'en était ]
Plus de cinc cenz foiz mervelliee
[ plus de cinq cents fois émerveillée]
Comant une sole foiee
[ d'avoir su former]
Tant bele chose fere sot,
[ une si belle créature]
Car puis tant pener ne se pot
[ car depuis, malgré tous ses efforts]
Qu'ele poïst son essanplaire
[ elle n'avait pu répéter]
An nule guise contrefaire.
[une telle réussite.]
"De ceste tesmoingne Nature
[ Nature elle-même porte témoignage]
c'onques si bele criature
[ que jamais si belle créature]
ne fu veüe an tot le monde."
[ne s'était vue dans le monde.]
(v. 411-423)
(v. 427-432)
La scène de la rencontre, qui jalonne tout les romans, est propice à la description du personnage féminin, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'à chaque rencontre un personnage sera décrit aussi minutieusement. Toutefois, elle met en scène une dynamique nécessaire à la progression du héros. Et c'est tout naturellement que l'auteur introduit un motif, très souvent employé dans la poésie courtoise et religieuse, provençale et française, mais qui devient ici tout à fait particulier : le "mireor" [miroir ].
Erec et Enide, (v. 438-441).
Mireor et le verbe se mirer symbolisent :
Et l'on ne peut s'empêcher de penser à la description du héros Clygés :
...Si chevol resanbloient d'or
[ Ses cheveux semblaient de l'or]
Et sa face rose novel ;
[ et son visage, une rose qui vient d'éclore ;]
Nes ot bien fet et boche bele,
[ Il avait le nez bien fait et une belle bouche,]
Et fu de si bone estature
[ sa taille était si bien prise ]
Com mialz le sot feire Nature ,
[ et Nature l'avait façonné avec une telle perfection,]
Que an lui mist trestot a un
[ qu'il réunissait en lui tous les dons]
Ce que par parz done a chascun."
[ qui se répartissaient d'ordinaire entre plusieurs.]
(Clygès, vers 2743 à 2747 et 2758 à 2764.)
Au stéréotype féminin correspond un doublet masculin qui fait parfois du jeune homme le pendant de la femme qu'il aime.
Ainsi on serait en droit de penser que la beauté physique, symbole même des grandes qualités morales, rassemble des personnages de même lignée et qu'elle les conduit vers un destin commun. Les vers qui suivent prouvent effectivement que rien n'est construit au hasard chez Chrétien de Troyes :
(Cligès, vers 2734-2742.)
L'oeuvre de Chrétien de Troyes est avant tout poétique. Son art marque une étape décisive dans ce que nous appelons "création" littéraire en langue vulgaire. A partir d'un support limité - l'octosyllabe - et à l'aide d'adjectifs préétablis, tout un réseau d'images et d'hyperboles éveille l'admiration du lecteur. C'est cette vision médiévale, qui implique une certaine théâtralité (où s'accumule l'emploi d'hyperboles), que l'on rencontre dans la mise en valeur de la beauté féminine.
Le Moyen Age, loin d'être, comme son nom voudrait nous le faire croire, une obscure transition entre l'Antiquité et la Renaissance, apparaît comme le berceau de notre littérature, de notre parler. Au coeur même de cette si longue période, le génie créateur de la France s'est dessiné à travers l'invention du roman.
Véritable fondateur du roman moderne, Chrétien de Troyes l'est à plus d'un titre. Non pas qu'il ait été à cette époque (le XIIè siècle), le seul à écrire des récits imprégnés de merveilleux, d'amour et d'aventures, mais plutôt parce qu'il a su magnifier les valeurs morales et porter l'amour à son plus haut niveau.
"Damoiselle Macée de Leo-Depard, femme de Jacques Coeur, argentier du roi", coiffée d'un hennin démusuré, caractéristique des outrances de la fin du Moyen Age, (XVe siècle). |